Poésie de Pierre Voyer

Véhémence en amont

Qu'auront valu contre ton corps galvanisé mes dents de paille
et contre la muraille de tes préventions mes flèches d'encre lente?

Avant que ne revienne l'âge d'or, même dans les prisons,
contre l'indifférence des soldats devant la reddition,
qu'auront valu ces bonds extravagants sur le tapis du pont?

Savants, vous porterez des bonnets d'âne à la télévision,
car il ne faut pas réveiller, en ces temps d'applaudissements,
l'héroïsme au quotidien des pionniers du bonheur gai!

Qu'auront valu nos tours d'ivoire au moment des grandes ruées
contre des orages cruels aux prénoms de jolies préposées?
Au fond, qu'aura valu le mur des longs baisers empoisonnés?
À peine refermée, ma bouche en redemande.

Aux lèvres du passant qui chaque jour recommence sa mort,
dans la joie cultivée des instants présents de la vie dilapidée,
le goût seul comptera de l'aube enchantée d'oiseaux migrateurs.

Transparence

Dans la vitre dehors à travers mon visage,
écoute rire le train : les roues se gargarisent.
Contre toute épaisseur un fantôme absorbé
dans l'image révélée de mes propres yeux
voit s'effilocher sans trace, incessamment changeant,
le paysage dont ma face est traversée.

L'explosion

Il court.

À sa foulée farouche
obstinément répétitive
on le dirait furieux
fou mordant contre terre.

Il court à côté des autos où s'asphyxient sans jamais le regarder
les chauffeurs convaincus d'avoir vraiment les pieds sur terre.

Il court.
On songe à l'ouragan tant son visage est tourmenté.
Mais où court il si vite?
Une explosion l'appelle.
Le métal des sabots fracassants claque en secousses.
On sent qu'il cherche à éclater.

Il court à cœur ouvert et contre le courant docile.
Même enfermé dans une auto, on entendra la voix de sa détonation.
Il emporte avec lui les maisons; les vitres en éclats lancent des pointes meurtrières et tissent,
en verre, à travers une pluie de briques en vol, une toile de ruines sur la ville ;
les murs sautent et les corniches écorchées suivent les cheminées dans une migration finale.

Il est heureux dans la déflagration.

...du fil de fer, barbelé de préférence, et des écrous pesants, des dents de scie bien affûtée, des gaz puants ou simplement lacrymogènes, pourvu que l'explosion soit assurée! ...des yeux de poupées, bien ronds, sans âme, et des médailles usées, effigies effacées à force de frapper la chaîne au cou du bourreau. Mettez-y aussi des objets contondants : bistouris, lames, aiguilles et pics. Becs de vautour et grands poignards, pourvu que l'explosion soit irrévocable! ...des éprouvettes au contenu douteux, des clous, des pinces, le virus le plus mordant, des cris, des hurlements, tous les ciseaux de la folie. Mettez-y tout ce que vous voudrez! Pourvu que l'explosion ne laisse aucun témoin!

Portrait d'un muse

Tes bras comme des draps gonflés de vent
sur une corde à linge bleu.
Tes cheveux comme des oiseaux posés sur tes épaules.
Ta peau comme une plage où l'on s'écrase
en un fracas délicieux.
Tes yeux comme des ciseaux qui taillent dans ma chair
les mailles de mes chaînes, me font prisonnier.
Ta bouche camoufle en moue le sourire qui t'échappe.
Tes dents font crier la poulie du silence.
- il ne faut pas dilapider tous les trésors d'un seul coup! -
Ton cou justement jaillit comme un faisceau de forces fabuleuses.

Je fléchis à tes genoux, bénis tes pieds
puisque c'est eux qui te ramèneront.

Appréhension

J'ai peur de demeurer un jour dans une profonde torpeur,
qu'un ange avale mon discours et me réduise au silence des fous,
à l'extase des moines, au calvaire des heures.
J'ai bien peur d'avoir un jour le temps de ne rien faire
et d'ouvrir grande ma paresse à tous les oiseaux du bonheur!

Le silence des sentinelles

Pendant qu'enfant nous grandissons,
les pierres en vieillissant rapetissent à nos yeux.

Le vieux pin reste vif,
oncle morose aux ongles verts
déchire les nuages et gratte encore le ciel,
pour se gaver du miel bleu des hauteurs.

La mort de l'orme

Surpris debout, au milieu de son champ,
le prophète rabroué restitue son secret à la terre.

L'âme de l'orme est en voyage
au pays scandaleux où les insectes l'ont chassée.

Reste érigé le squelette sans ombre,
les racines grignotées.

Son corps?
Leurs œufs féroces l'ont mangé.

Momie de bois,
statue de sel,
sarcophage dressé,
sentinelle oubliée dans sa tour de bois dur,
mât sans drapeau:
annonce de malheur!

Nocturne impromptu

Trois hommes tout à coup masqués ont jailli de la nuit en riant.

Autour du poteau des tortures, où m'avait ligoté mon cœur, j'ai vu leur carnaval cruel ; j'ai vu leur carrousel d'acteurs brandir des tisons écarlates et tracer dans le noir des courbes fugitives.

J'ai vu ta face, en plein milieu, poser sa question d'yeux écarquillés...mais j'étais bâillonné, le froid m'avait mis des menottes aux lèvres.

Je vous ai senti partir comme des mots qu'on perd, comme une idée de pansement qui, dans la mort, s'estompe.

Amitié de l'aube

À l'orée du boisé insulaire, un sauvage amical me fait signe.

Sur fond de sapinage persistant, son tronc surgit, glabre et triomphant, parmi les joncs dansants et les quenouilles à l 'attention.

Sans rien dire, il m'enjoint de le suivre vers le cœur de l'île où, d'après ce que je comprends - sans que rien ne me soit clairement expliqué -, je devrais aller perdre mes chagrins, découvrir un bonheur qu'à l'école des symboles aucune leçon n'aura su préparer.

Là où les trilles, sans rechigner, cèdent la main de la saison à la prêle mystérieuse, je m'aperçois que l'aube nous a dévêtus. Tous mes jouets, du coup, ont perdu leur lustre et mes illustrés leur pouvoir analgésique.

Ai-je accroché correctement mon uniforme à la patère m'ayant servi de mât ? Le blazer bleu marine, le pantalon de lainage gris, la chemise blanche et la cravate écarlate à rayures dorées, ne les ai-je pas plutôt laissés en tas dans le fond de la chaloupe, sur mes souliers aux lacets encore noués ?

Nous serons, lui et moi, les fondateurs d'une civilisation nouvelle. Parmi les violettes du sous-bois, nous allons respirer l'odeur âcre de mai, croquer à pleine dents la fleur du pommier, poussé là juste à l'endroit où devrait être enterré à tout jamais le tomahawk de la discorde.

Là nous attend - je le sais d'instinct - une espèce de fête où rien n'est célébré que le silence, où chaque chant d'oiseau, aussi tranchant soit-il, devient dès son entonnement une formule chamanique, où chaque nuance colorée scelle un pacte d'amitié entre les espèces.

Je n'ai pas choisi de le suivre et le signe qu'il m'adresse ne m'est pas connu; j'ai la nette impression qu'il m'attend là, parmi les herbes piquantes du rivage, depuis bien avant que me soit venue l'idée d'aborder ce rivage. Malgré mes efforts pour m'en libérer, sous le joug oppressant de l'instinct de comprendre, je me sens appelé par le déchiffrement.

Que peut-il donc se cacher sous cet assemblage peu commun du pouce et de l'auriculaire? De tous les signes que j'ai vu faire auparavant à mes aînés, le sien est sans aucun doute le plus énigmatique : au dessus de l'anneau formé par la jonction du plus petit et du plus gros des doigts d'une main, les trois doigts libres, s'écartant légèrement, s'élèvent vers le ciel.

Au cœur de l'île m'appelle l'agitation des canards sur un ruisseau timide, un bivouac inespéré, une tente d'amitié. Tout peut arriver, car il me semble que chacune des allées qui s'offre à mes pas est une excroissance spontanée de mes propres inventions chorégraphiques. Mon erre d'aller crée naturellement l'espace que mes yeux dévorent avant même qu'il ne se soit offert à eux.

Attacher ma chaloupe au rocher rond ou la haler sur les galets me prendrait trop de temps. Je risquerais de perdre cet ami, surgi nu dans l'aube, qui s'enfonce déjà dans le boisé bruissant de milliers d'insectes.

J'abandonne à la dérive le radeau de mon salut et suis les rares traces du passage soyeux de l'inconnu m'ayant fait ce signe singulier. Intriguant plus qu'inquiétant, ce forain en forêt m'informe de ma propre extraterritorialité.

Le jour est si jeune qu'à son front n'est pas encore venue l'idée de flétrissure. Au mien, à force de m'entortiller dans l'aulnaie, perle déjà une sueur glacée.

Je suis fait de fumée, signe moi-même, au sien répondant.

Il a disparu parmi les aulnes. Je m'y fais un chemin entre les branchettes entrelacées, m'immisçant subtilement, dans le boisé serré, une main sur le souvenir de mon chapeau, l'autre sur l'envie d'un fusil...au cas où il s'agirait d'un piège.

Soudain, entre les bouleaux du rideau de l'arrière-plan, mon sauvage furtif apparait, galopant sur un cheval blanc qu'une seule tache noire étoile au flanc.

La forêt entre nous est un miroir frémissant où je peux lire comme voit dans sa boule de cristal la gitane du comptoir de location de costumes où j'ai loué ma ceinture en cuir beige et mon colt en plastic argenté.

Avant que j'aie le temps de rassembler mes images et mes idées, un vieux chef à la peau d'écorce s'assoit devant moi. Dans le feu, sans pourtant sembler incommodé par les flammes, il parle sans ouvrir la bouche. Une voix caverneuse prononce de rares mots, mais il ne remue pas les lèvres. Je sais, sans l'avoir vérifié de visu, qu'il n'a pas de dents, mais son message n'en est pas moins clair.

Est-il le père de l'inconnu duquel j'essaie de m'approcher ? Son oncle ? Un ami de la famille ? Peut-il être le guerrier en chef, malgré ses plumes ? Malgré son jargon, transparent mais impénétrable, serait-il sorcier ? Savant précepteur ? Il ne dit pas un mot. Pourtant, il semble détenir une vérité qui tient en respect l'autochtone fringant à la suite duquel j'ai couru jusqu'à devenir moi-même étalon galopant.

Dès qu'on atteint le pré aux lys, il devient instantanément l'émule obnubilé du temps suspendu.

Je suis un archer comblé, car je lui lance des mots-clés qui lui plantent des idées dans la tête. Et j'entre dans son cœur impressionnable comme un empereur des peurs, même si mon sang-froid est feint, même si mon calme est un masque posé en catastrophe sur ma face ébahie.

Je le suis dans le pin ; nous allons sauter sur le ciel. Un sourire m'ouvre la porte de la plus profitable dépendance. Je joue donc le jeu. Je tombe sans résister dans le panneau de sa noble sauvagerie, dans le piège adorable de sa simplicité solennelle.

Ne suis-je qu'un enfant timidement demeuré dans la cave à patates ? Une blessure cultivée m'a rendu despotique, avide dès l'aube de casques d'épouvante et de férules vengeresses, me coiffant d'une couronne de verges dressées et tenant le bâton de tous les coups, surtout par crainte d'être humilié.

Il arrive qu'un regard suffise à fixer l'instant de grâce.

Engager la conversation, entreprendre des actions conjointes, s'adonner ensemble à désapprendre, pousser dans les buissons l'audace de brouiller les pistes, jongler sans juge et jalonner de galons d'or les urinoirs d'idoles mortes est superflu.

Ne doit-il pas y avoir derrière chaque arbre un sentier silencieux balisé d'indigènes, sous chaque feuille d'érable un trésor d'innocence que fausse toute identité pointue ?

Dans quel conte de fou ai-je pu m'enfarger, petit Poucet en fugue, et quelles fleurs fanées ont pu mettre tant de gris sur la chair vive des ballades accusées d'outrance ?

Frimas, ne te mets pas entre cette herbe douce et mes timides pas ! Si tu saisis les pousses tardives de septembre ou si tu fais plier les herbes, trembler de tous ses membres le cerf encore imberbe. Ne laisse pas le gel te voir prendre son dard !

Frimas, sois donc rebelle ! Mets-toi vite en retard ! Réserve ta beauté pour les scènes rêvées !

Même humain, le froid taille dans le bois raidi le réseau en creux d'une déception qui s'enfonce et prend racine dans la douleur ordinaire. Attendre la libération sera-t-il notre seul métier, roulés dans le feutre gris des illusions perdues, se laisser grignoter sans merci par le temps suspendu ?

Le Cri

C'est un cri que je glisse entre deux gémissements
pas encore assez cru pour être de l'avant poussé
modulé par les anges veillant sur mon âme engourdie
nourri par le démon de mon envie du vide.

Une vie toute neuve en découlera-t-elle?

Étouffé sous le feutre gris des politesses
un cri caché sous les replis de l'espérance révoltée
que je mordille avant qu'il passe le seuil des lèvres tendues.

Cri de vie ou de mort? plein de reproches et de torts
plein de lumière accablante et père de la nuit?

Pour le savoir il faudra le lâcher.

Quelle oreille pourra se donner la peine de le coucher au pavillon
de le bercer jusqu'à ce que dans l'auge des jours verts
se dresse enfin l'arpège replié de sa libération?

Pale blanche d’éolienne à l’horizon

Descendons vers les champs ouverts!

Enchaînés malgré nous à des arguments sans crampons, laissons aux tours loquaces les corbeaux d’ivoire où trop de références nous tiennent dans les fers! Allons rejoindre dans la fête exubérante sauterelles et grillons! Battons de l’aile nous aussi!

Un vent levé sans autre appel que nos pas dans la poussière de juillet, nous soulève de terre. Déplaçons-en des pans entiers dans le ciel conciliant! Laissons libre cours à la loi souple du satin clair des draps! Allégeons en respirant le poids du monde! Redonnons vie à nos reliques desséchées, fleurs aux parfums jalousement mémorisés! Entrons ensemble dans la danse langoureuse, ivres de temps repus d’absence! Menons jusqu’à l’épuisement la parade silencieuse où nos pas n’ont pas de poids!

Du rivage, nous verrons glisser sur le fleuve endormi des péniches remplies à ras-bord d’assonances trompeuses. On sait pourtant qu’une seule de ces illusions sonores nous rendra la clé de la merveille à révéler.

Déjà des gares d’autrefois partent des trains dans tous les sens. Il n’est au ventre de l’étoile aucune direction qui tienne. On couvrira bientôt la surface complète des cartes tracées selon les plans innovateurs de nos regrets. Pas un seul pli ne s’écrira, pas un seul trait dans les nuages n’aura la grâce d’une fesse de bébé sans que soit comblé dans l’œuf notre besoin de table rase et page blanche.

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