L'explosion
Il court.
À sa foulée farouche
obstinément répétitive
on le dirait furieux
fou mordant contre terre.
Il court à côté des autos où s'asphyxient sans jamais le regarder
les chauffeurs convaincus d'avoir vraiment les pieds sur terre.
Il court.
On songe à l'ouragan tant son visage est tourmenté.
Mais où court il si vite?
Une explosion l'appelle.
Le métal des sabots fracassants claque en secousses.
On sent qu'il cherche à éclater.
Il court à cœur ouvert et contre le courant docile.
Même enfermé dans une auto, on entendra la voix de sa détonation.
Il emporte avec lui les maisons; les vitres en éclats lancent des pointes meurtrières et tissent,
en verre, à travers une pluie de briques en vol, une toile de ruines sur la ville ;
les murs sautent et les corniches écorchées suivent les cheminées dans une migration finale.
Il est heureux dans la déflagration.
...du fil de fer, barbelé de préférence, et des écrous pesants, des dents de scie bien affûtée, des gaz puants ou
simplement lacrymogènes, pourvu que l'explosion soit assurée! ...des yeux de poupées, bien ronds, sans âme, et des
médailles usées, effigies effacées à force de frapper la chaîne au cou du bourreau. Mettez-y aussi des objets contondants :
bistouris, lames, aiguilles et pics. Becs de vautour et grands poignards, pourvu que l'explosion soit irrévocable!
...des éprouvettes au contenu douteux, des clous, des pinces, le virus le plus mordant, des cris, des hurlements, tous
les ciseaux de la folie. Mettez-y tout ce que vous voudrez! Pourvu que l'explosion ne laisse aucun témoin!
Amitié de l'aube
À l'orée du boisé insulaire, un sauvage amical me fait signe.
Sur fond de sapinage persistant, son tronc surgit, glabre et triomphant, parmi les joncs dansants et les quenouilles à l 'attention.
Sans rien dire, il m'enjoint de le suivre vers le cœur de l'île où, d'après ce que je comprends - sans que rien ne me soit clairement
expliqué -, je devrais aller perdre mes chagrins, découvrir un bonheur qu'à l'école des symboles aucune leçon n'aura su préparer.
Là où les trilles, sans rechigner, cèdent la main de la saison à la prêle mystérieuse, je m'aperçois que l'aube nous a dévêtus.
Tous mes jouets, du coup, ont perdu leur lustre et mes illustrés leur pouvoir analgésique.
Ai-je accroché correctement mon uniforme à la patère m'ayant servi de mât ? Le blazer bleu marine, le pantalon de lainage gris,
la chemise blanche et la cravate écarlate à rayures dorées, ne les ai-je pas plutôt laissés en tas dans le fond de la chaloupe, sur mes
souliers aux lacets encore noués ?
Nous serons, lui et moi, les fondateurs d'une civilisation nouvelle. Parmi les violettes du sous-bois, nous allons respirer
l'odeur âcre de mai, croquer à pleine dents la fleur du pommier, poussé là juste à l'endroit où devrait être enterré à tout jamais
le tomahawk de la discorde.
Là nous attend - je le sais d'instinct - une espèce de fête où rien n'est célébré que le silence, où chaque chant d'oiseau,
aussi tranchant soit-il, devient dès son entonnement une formule chamanique, où chaque nuance colorée scelle un pacte d'amitié entre
les espèces.
Je n'ai pas choisi de le suivre et le signe qu'il m'adresse ne m'est pas connu; j'ai la nette impression qu'il m'attend là,
parmi les herbes piquantes du rivage, depuis bien avant que me soit venue l'idée d'aborder ce rivage. Malgré mes efforts pour m'en
libérer, sous le joug oppressant de l'instinct de comprendre, je me sens appelé par le déchiffrement.
Que peut-il donc se cacher sous cet assemblage peu commun du pouce et de l'auriculaire? De tous les signes que j'ai vu faire
auparavant à mes aînés, le sien est sans aucun doute le plus énigmatique : au dessus de l'anneau formé par la jonction du plus petit
et du plus gros des doigts d'une main, les trois doigts libres, s'écartant légèrement, s'élèvent vers le ciel.
Au cœur de l'île m'appelle l'agitation des canards sur un ruisseau timide, un bivouac inespéré, une tente d'amitié. Tout peut
arriver, car il me semble que chacune des allées qui s'offre à mes pas est une excroissance spontanée de mes propres inventions
chorégraphiques. Mon erre d'aller crée naturellement l'espace que mes yeux dévorent avant même qu'il ne se soit offert à eux.
Attacher ma chaloupe au rocher rond ou la haler sur les galets me prendrait trop de temps. Je risquerais de perdre cet ami,
surgi nu dans l'aube, qui s'enfonce déjà dans le boisé bruissant de milliers d'insectes.
J'abandonne à la dérive le radeau de mon salut et suis les rares traces du passage soyeux de l'inconnu m'ayant fait ce
signe singulier. Intriguant plus qu'inquiétant, ce forain en forêt m'informe de ma propre extraterritorialité.
Le jour est si jeune qu'à son front n'est pas encore venue l'idée de flétrissure. Au mien, à force de m'entortiller
dans l'aulnaie, perle déjà une sueur glacée.
Je suis fait de fumée, signe moi-même, au sien répondant.
Il a disparu parmi les aulnes. Je m'y fais un chemin entre les branchettes entrelacées, m'immisçant subtilement,
dans le boisé serré, une main sur le souvenir de mon chapeau, l'autre sur l'envie d'un fusil...au cas où il s'agirait d'un piège.
Soudain, entre les bouleaux du rideau de l'arrière-plan, mon sauvage furtif apparait, galopant sur un cheval blanc qu'une
seule tache noire étoile au flanc.
La forêt entre nous est un miroir frémissant où je peux lire comme voit dans sa boule de cristal la gitane du comptoir
de location de costumes où j'ai loué ma ceinture en cuir beige et mon colt en plastic argenté.
Avant que j'aie le temps de rassembler mes images et mes idées, un vieux chef à la peau d'écorce s'assoit devant moi.
Dans le feu, sans pourtant sembler incommodé par les flammes, il parle sans ouvrir la bouche. Une voix caverneuse prononce
de rares mots, mais il ne remue pas les lèvres. Je sais, sans l'avoir vérifié de visu, qu'il n'a pas de dents, mais son
message n'en est pas moins clair.
Est-il le père de l'inconnu duquel j'essaie de m'approcher ? Son oncle ? Un ami de la famille ? Peut-il être le
guerrier en chef, malgré ses plumes ? Malgré son jargon, transparent mais impénétrable, serait-il sorcier ? Savant
précepteur ? Il ne dit pas un mot. Pourtant, il semble détenir une vérité qui tient en respect l'autochtone fringant
à la suite duquel j'ai couru jusqu'à devenir moi-même étalon galopant.
Dès qu'on atteint le pré aux lys, il devient instantanément l'émule obnubilé du temps suspendu.
Je suis un archer comblé, car je lui lance des mots-clés qui lui plantent des idées dans la tête. Et j'entre
dans son cœur impressionnable comme un empereur des peurs, même si mon sang-froid est feint, même si
mon calme est un masque posé en catastrophe sur ma face ébahie.
Je le suis dans le pin ; nous allons sauter sur le ciel. Un sourire m'ouvre la porte de la plus profitable
dépendance. Je joue donc le jeu. Je tombe sans résister dans le panneau de sa noble sauvagerie, dans le
piège adorable de sa simplicité solennelle.
Ne suis-je qu'un enfant timidement demeuré dans la cave à patates ? Une blessure cultivée m'a rendu despotique,
avide dès l'aube de casques d'épouvante et de férules vengeresses, me coiffant d'une couronne de verges dressées et
tenant le bâton de tous les coups, surtout par crainte d'être humilié.
Il arrive qu'un regard suffise à fixer l'instant de grâce.
Engager la conversation, entreprendre des actions conjointes, s'adonner ensemble à désapprendre, pousser dans les
buissons l'audace de brouiller les pistes, jongler sans juge et jalonner de galons d'or les urinoirs d'idoles
mortes est superflu.
Ne doit-il pas y avoir derrière chaque arbre un sentier silencieux balisé d'indigènes, sous chaque feuille d'érable
un trésor d'innocence que fausse toute identité pointue ?
Dans quel conte de fou ai-je pu m'enfarger, petit Poucet en fugue, et quelles fleurs fanées ont pu mettre tant de
gris sur la chair vive des ballades accusées d'outrance ?
Frimas, ne te mets pas entre cette herbe douce et mes timides pas ! Si tu saisis les pousses tardives de septembre
ou si tu fais plier les herbes, trembler de tous ses membres le cerf encore imberbe. Ne laisse pas le gel te
voir prendre son dard !
Frimas, sois donc rebelle ! Mets-toi vite en retard ! Réserve ta beauté pour les scènes rêvées !
Même humain, le froid taille dans le bois raidi le réseau en creux d'une déception qui s'enfonce et prend
racine dans la douleur ordinaire. Attendre la libération sera-t-il notre seul métier, roulés dans le
feutre gris des illusions perdues, se laisser grignoter sans merci par le temps suspendu ?